6.58: Manifesto d’Andrea Peña

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C’est avec la pièce 6.58: Manifesto qu’Andrea Peña, chorégraphe colombienne installée au Québec, est programmée pour la première fois en France. Remercions donc le Carreau du Temple pour cette programmation qui regarde du côté-ci du continent américain après nous avoir fait découvrir Catherine Gaudet, autre représentante de la scène québécoise, il y a quelques mois. Andrea Peña était invitée à la Biennale de la danse de Venise en 2023 avec une pièce intitulée Bogotá.

6.58: Manifesto : un triptyque chorégraphique.

6.58 Manifesto d'Andrea Penã
6.58 Manifesto – Andrea Peña © Lian Benoit

6.58: Manifesto est une pièce pour six interprètes et une cantatrice, qui se présente sous la forme de trois tableaux successifs assez différenciés. Pour le premier, au son d’une vibration continue comme celui d’un appareil électronique, trois danseuses et trois danseurs entrent progressivement sur scène à mesure que le public s’installe. Ils/elles se préparent en revêtant des tenues sportives (baskets aux pieds, maillots adéquats, genouillères) et procèdent à des mouvements d’échauffement, avant de se placer tout autour d’une grille marquée au sol de neuf carrés numérotés. Une voix féminine monocorde comme celle d’une intelligence artificielle commence par donner des indications à chacun des six interprètes pour qu’ils se placent dans ces cases numérotées et y effectuent des séquences de gestes. Petit à petit, les consignes s’accumulent et la voix synthétique y ajoute peu à peu des appréciations telles que : “bad work”, “repeat”, etc. Les corps se soumettent avec de plus en plus de difficultés aux diverses contraintes énoncées, allant crescendo, jusqu’à l’épuisement et l’abandon progressif des interprètes. Qui finalement s’en libèrent en effaçant le marquage au sol, métaphore de leur soumission au virtuel.

Changement d’atmosphère pour le tableau suivant. Les interprètes sont baignés d’une sombre lumière bleutée. La bande son dans une montée progressive devient électro-tribale. Vêtu.es de pantalons transparents, les corps à demi-nus et débarrassé.es de leurs baskets, les six interprètes entament une danse plus organique, développant des déplacements et des recompositions à l’unisson sur demi-pointes, ce qui n’est pas sans rappeler les chorégraphies de Sharon Eyal. Enfin, la dernière séquence voit l’entrée sur le plateau d’une cantatrice sous une lumière chaude et enveloppante. C”est avec ce chant en direct live (mais avec des effets de voix réinjectées) que se forment des duos se lançant dans des – presque – valses, qui peu à peu vont se désagréger et perdre leur caractère formel comme pour laisser place aux seuls corps individuels et à leurs vulnérabilités. La cantatrice elle-même abandonne les codes du genre puisqu’elle se retrouve à chanter agenouillée ou quasiment allongée au sol. Là encore, l’expression organique des corps reprend ses droits.

Que nous dit 6.58: Manifesto ?

Andrea Peña n’est pas qu’une chorégraphe. Elle est également designer industrielle de formation et c’est à partir des questions relatives à sa pratique initiale qu’elle a entamé une réflexion sur la notion d’artifice.

6.58: Manifesto en est le résultat sous la forme d’une performance chorégraphique. Il faut avoir la curiosité de scanner le QR code à l’entrée du spectacle. Il nous donne accès à l’énoncé de ce manifeste et peut donner une clé de compréhension aux trois tableaux successifs de la pièce :
“- humains, nous sommes enfermés dans des carcans artificiels. nous sommes pourtant éternellement engagés et dévoués à nos relations envers nous-mêmes et envers les autres.
humains, nous avons le pouvoir de renverser l’artifice pour parvenir à une prise de conscience collective et individuelle. doit-on donc le renverser afin de nous redécouvrir nous-même et les uns les autres?
humains, nous sommes à la fois créateurs et consommateurs de l’artificiel. pourtant, c’est à travers l’étendue de notre vulnérabilité physique, émotionnelle et mentale que nous nous efforçons de nous redécouvrir nous-mêmes et les uns les autres.

Ainsi, 6.58: Manifesto d’Andrea Peña est un triptyque chorégraphique dont chaque tableau, évoquant des univers spécifiques, interroge notre rapport à différentes formes de normes codifiées auxquelles nous consentons et nous propose de redécouvrir et accepter ce qui nous constitue fondamentalement comme être humain, à savoir notre fragilité intrinsèque.

6.58: Manifesto d’Andrea Peña vu au Carreau du temple le 24 avril 2024.
Chorégraphie : Andrea Peña.
Interprètes : Nicholas Bellefleur, Gabrielle Kachan, Jean-Benoit Labrecque, Rebecca Margolick, Jontae McCrory, Frédérique Rodier.
Soprano : Rebecca Gray.