Le chorégraphe Hofesh Shechter, installé à Londres depuis une vingtaine d’années, a des liens particulièrement forts avec le Théâtre de la Ville de Paris qui lui a commandé sa dernière création Theatre of dreams. Présent en septembre dernier avec sa compagnie pour la réouverture du théâtre, il est présent en cette fin de saison avec une double programmation : Theatre of dreams dans la grande salle rénovée Sarah-Bernhardt et From England with love aux Abbesses.

Avec Theatre of dreams présenté en avant-première mondiale, Hofesh Shechter nous prend par la main pour nous emmener dans ce théâtre des rêves qui prend aussi (souvent) des allures de cauchemar. Car les pièces du chorégraphe, pour qui les connaît, sait qu’elles ne sont jamais exemptes d’une violence sourde qui dénote de sa part un regard particulièrement inquiet sur le monde, même s’il croit en la force du collectif. Des éléments que l’on retrouve à nouveau dans cette dernière création, où la danse charrie son lot d’images fortes, perturbantes, mais cherche aussi in fine à réinventer l’idée d’une communauté.
Pour pénétrer ce théâtre des rêves, Hofesh Shechter invite le spectateur à franchir métaphoriquement une limite, celle du rideau de scène, qui sépare l’espace du public, des spectateurs, et celui de la scène dévolue ici aux danseurs et musiciens. Pour nous accompagner dans cette traversée, le spectacle commence donc ainsi : alors qu’on entend un rythme encore lointain, un homme installé parmi le public quitte son siège et se dirige vers la scène pour passer cette frontière symbolique, l’autre côté du miroir derrière lequel il disparaît. Ainsi, à le suivre du regard, entre-t-on de plain-pied dans ce Theatre of Dreams auquel nous convie le chorégraphe.
Theatre of Dreams, des rêves en fragments.
Passé ce premier rideau de scène, la scénographie, dans une mise en abyme complexe, se construit sur un jeu savant d’autres rideaux qui s’ouvrent et se ferment partiellement ou en totalité dans un enchainement vertigineux. Ainsi les treize danseurs et danseuses apparaissent et disparaissent par groupes plus ou moins serrés dans ces ouvertures qui font office de petits théâtres. Les fragments de danses émergent en unissons brefs, se succèdent ici et là, se chevauchent dans les espaces interstitiels de la scène et sur la profondeur du plateau. On retrouve cette gestuelle si spécifique au chorégraphe : relâchement corporel et dynamisme, un centre de gravité abaissé et des bras qui ‘cherchent’ dans la hauteur, etc. Et comme toujours, l’ambiance est sombre et brumeuse, séquencée par des cuts au noir. Les lumières de Tom Visser sculptent précisément et méticuleusement les espaces dans lesquels évoluent les interprètes.
Une grande partie de Theatre of dreams ‘travaille’ cette idée du fragment, de la rupture et de la discontinuité, tel le travail du rêve qui, sans logique apparente, condense, déplace et ainsi réécrit notre expérience quotidienne. La bande son elle-même ‘électro-percussive’ composée par le chorégraphe alterne, dans la première partie de la pièce, de manière inattendue, des moments de clarté et d’autres où le son filtré donne l’impression d’être entendu au loin, déformé, renforçant encore l’effet irréel de l’ensemble.
Sous influence lynchienne.
De fait, on peut perdre quelque peu le fil dans cette succession ininterrompue de ‘montré-caché’. Mais l’arrivée d’un trio de musiciens sur le plateau modifie la teneur du spectacle. On se rappelle qu’il en était déjà ainsi dans Grand Finale, autre pièce du chorégraphe dans laquelle apparaissait à l’entracte un quintette de musiciens classiques. Dans Theatre of Dreams, une forme d’anachronisme s’installe avec cette (fausse) version cabaret d’un trio vêtu de costumes rouges, dans lequel transparaît un univers à la Twin Peaks de David Lynch.
Avec un répertoire joué live, aux influences et accents mélodiques sud-américains et orientalistes, le plateau se dégage peu à peu de la frénésie de ces panneaux coulissants permettant ainsi aux treize interprètes d’occuper ensemble le devant de la scène dans des unissons si chers au chorégraphe, mais dont on perd pourtant quelques fois la lisibilité à être trop imbriqués les uns dans les autres. Par contre, lorsque ces mêmes unissons gagnent en ampleur, la chorégraphie délivre ces moments les plus réussis.
C’est à la suite d’un intermède ‘participatif’ inattendu avec le public sur un rythme de samba (« allez Paris, danse avec nous ! » lance un danseur à la salle qui se lève) que Theatre of dreams gagne vraiment en intensité. La danse y devient alors foisonnante, grouillante, surgissant de tous les endroits du plateau, dans une vitalité démultipliée.
Jusqu’à ce tableau qui ‘rembobine’ la pièce à son début dans une version accélérée, avant de s’ouvrir sur un grand rideau baroque en fond de scène, dernière limite infranchissable, laissant les treize danseuses et danseurs y faire face, dos au public. Et nous avec eux. Une danseuse entame alors un dernier solo, entrainant le groupe dans une danse à l’unisson pour terminer face au public dans le plus grand des silences, lumière allumée dans la salle, avant le noir final déclenchant un tonnerre d’applaudissements.
Le public parisien, dans une salle comble, a réservé un accueil enthousiaste à cette première mondiale. Theatre of dreams a emporté l’adhésion des spectateurs du Théâtre de la Ville avec pas moins de cinq rappels consécutifs. Nul doute que Hofesh Shechter est un peu comme chez lui à Paris.
Theatre of dreams de Hofesh Shechter, vu le 13/07 au Théâtre de la Ville jusqu’au 17/07
Interprètes : Tristan Carter, Robinson Cassarino, Frédéric Despierre, Rachel Fallon, Cristel de Frankrijker, Mickaël Frappat, Natalia Gabrielczyk, Zakarius Harry, Alex Haskins, Yeji Kim, Keanah FaithSimin, Juliette Valerio, Chanel Vyent
Musiciens : Yaron Engler, Sabio Janiak, Alex Paton