Par un parti pris minimal et radical, une marche sans fin et une gestuelle épurée, « TO LIFE », la dernière création de Suzanne, nous parle du passé, du présent et du futur de notre humanité.
Après Caroline Breton, Marion Alzieu, Pauline Tremblay, Anna Chirescu, Ikue Nakagawa, l’excellent festival Immersion Danse accueillait sur la scène du Théâtre de l’Etoile du Nord le groupe Suzanne pour la première parisienne de sa création TO LIFE (« A la vie »). Un rendez-vous qu’on ne voulait pas manquer après son interview publié ici même dans ces pages en février dernier.
La marche comme métaphore du vivant.
D’une obscurité totale en fond de scène, un monde apparaît peu à peu. Disposées en file indienne, 7 silhouettes prennent la pulsation d’un son lointain de percussion pour accorder leurs pas et s’engager dans une marche infinie. De cette humanité naissante qui avance, les premiers de cordée sont absorbés par l’obscurité alors que d’autres émergent de la nuit pour s’arrimer à la file qui progresse dans son avancée. Celles et ceux qui surgissent de la pénombre à jardin, y retournent en arrivant côté cour. Comme un processus inéluctable, celui de la vie et de la mort qui avale tout.
Dans TO LIFE, la marche n’est pas tout à fait celle que nous pratiquons tous les jours, car ici, elle se décompose dans ses moindres détails : le déroulé du pied sur le sol, l’amplitude articulaire de la jambe, le corps légèrement penché en avant. Une marche encore animale. Une humanité s’extrayant de sa gangue à petits pas. Ce n’est pas encore l’Homme qui marche de Giacometti qui lui se tient érigé dans sa totale verticalité.
Cette présentation latérale de la marche évoque plutôt les chronophotographies d’Étienne-Jules Marey qui à la fin du XIXᵉ siècle, par une série de clichés réalisés successivement avec plusieurs appareils photographiques, réussissait à décomposer le mouvement humain et animal.
Marcher ensemble, encore et toujours.


L’atmosphère dans TO LIFE est sombre et pesante. Tout concourt à une forme de gravité : la lumière réduite à certaines zones, une bande son grondante, les visages neutres et les regards fixant le sol. Peu à peu, et toujours dans ce même mouvement de jardin à cour, les marches se ‘superposent’ les unes aux autres dans la profondeur de la scène, à différentes vitesses, donnant de l’épaisseur au dispositif scénique, laissant ainsi apparaître comme une foule, un groupe d’humains avec ses écarts et ses multiples variations de marches et de déplacements, plus ou moins rapides ou lents, les dos ployant quelques fois sous un fardeau invisible, des courses stoppées nettes comme en plein élan figeant les corps quelques instants comme ceux de Pompéi pétrifiés pour l’éternité en pleine activité.
TO LIFE, inventer du commun.


Par la main qui commence à faire signe, une gestuelle se dessine qui rapproche les corps qui regagnent en verticalité. Marcher main dans la main ; faire un appel de la main ; poser la main sur l’épaule ou sur la taille de l’autre pour l’accompagner dans sa marche, etc. S’appeler, se soutenir, s’accompagner, tel est le terreau sur lequel une collectivité peut constituer des liens et poursuivre son chemin. Des regards plus appuyés (derrière soi, ou dans des diagonales) suggèrent un espace plus vaste que celui d’un simple couloir de marche. Celui d’un monde qu’on abandonne et un autre en devenir ?
Des gestes apparaissent peu à peu, mais sans leurs objets : qu’est-ce qu’ils peuvent bien porter à l’épaule, tirer derrière eux, ramasser au sol, porter au visage ? Le spectateur hésite alors à tirer un fil narratif qui viendrait clore trop vite l’énigme de cette transhumance humaine.
Découpage cinématographique.


Pour rompre le point de vue unique, ce long plan séquence de cette marche inexorable qui mène de jardin à cour, une série de ‘cuts’ au noir permet de ‘retourner’ le champ visuel du spectateur : les interprètes apparaissent alors face public, toujours marchant, mais dans un effet de travelling. Ils semblent alors avancer vers nous tout en poursuivant diverses actions que nous avions vues précédemment, et en introduisent de nouvelles : l’une des danseuses est juchée sur les épaules d’un autre ou cette séquence de chant choral dans une langue inconnue. Autant de nouveaux points de vue qui viennent rompre la seule vision linéaire de la marche et proposer, par contraste, des moments puissants d’unisson réunissant les 7 interprètes. Là se donne à voir ce qui constitue un socle commun : l’invention d’une langue et de gestes partagés.
Dans TO LIFE, il s’agit toujours d’aller de l’avant, même si à de rares moments la marche se rembobine par un effet de retour en arrière. Mais aller de l’avant peut recouvrir des sens différents, opposés : fuite, perte, résignation ou forme de résistance, de combativité, d’espérance. Aussi, le choix d’un vocabulaire gestuel minimal n’épuise pas pour autant la polysémie de ces termes, bien au contraire. Il laisse place aux multiples hypothèses et interprétations que le spectateur aura tout loisir de construire durant le spectacle.
Ainsi pourra-t-on s’interroger sur le sens de ce marquage au sol qui prend une tournure particulière lorsque, dans une séquence quasiment finale, les marches et actions semblent se dérégler comme sous l’effet d’un bug informatique. Réalité ou virtualité ? La scène finale vidée de ses interprètes ne lèvera pas totalement le voile sur cette dernière interrogation.
La création sonore de Romain Poirier et la conception lumière de Jérôme Baudoin contribuent à l’atmosphère immersive de la pièce, soulignant la tension et la fragilité de ce monde passé, présent et à venir Malgré cette noirceur affichée, ce paysage post-apocalyptique, TO LIFE s’affirme comme une ode à la vie à travers ses gestes de solidarité, de partage, son chant, sa marche vers un avenir dont on n’est pas assuré pourtant qu’il sera radieux.
TO LIFE de Suzanne, vu le 4 avril 2025 au festival Immersion Danse à l’Étoile du Nord Théâtre.
Création : SUZANNE
Auteur.ice.s : Lorenz Jack Chaillat-Cavaillé, Julien Chaudet, Julien Deransy, Eurydice Gougeon-Marine.
Chorégraphes : Lorenz Jack Chaillat-Cavaillé, Julien Chaudet, Julien Deransy, Eurydice Gougeon-Marine.
Interprètes : Julien Chaudet. Julien Deransy, Mélina Ferné, Eurydice Gougeon-Marine, Axelle Lerouge, Thiago Menezes, Anne Quaderi.
Figurante plateau : Marie-France Charles.
Costumes : SUZANNE.
Création musicale : Romain Poirier.
Création lumière : Jérôme Baudoin.
Compositrice chant : Marina Sangrà.
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