À voir et à danser suit SUZANNE depuis ses débuts. Nous avions découvert STATU à la Cité des Arts de Paris en 2018, une performance pour dix interprètes qui suivait un protocole algorithmique qui nous avait captivé. Depuis, nous avons assisté aux créations MERCURES et FAIX en 2022. En avril 2025, SUZANNE sera au Théâtre de l’Étoile du Nord pour présenter TO LIFE sa dernière création dans le cadre du festival Immersion danse. En attendant cette première parisienne, nous avons rencontré et posé quelques questions à ses trois directeur·rice·s : Eurydice Gougeon-Marine, Julien Chaudet et Julien Deransy.
Comment est né le groupe SUZANNE ?
Nous nous sommes rencontré·e·s en octobre 2017 à l’occasion du projet 1000 et une danses d’Olivier Dubois pour la Nuit Blanche. Et c’est à l’issue de cet événement que nous avons décidé de former ce groupe qui est devenu SUZANNE quelques semaines plus tard. Nous étions déjà interprètes pour divers projets, en performance, au théâtre, au cinéma ou en danse, mais nous avions sans doute l’envie et le besoin à ce moment-là de devenir aussi auteur·rice·s de projets tout en restant interprètes. Cette expérience de la Nuit Blanche a vraiment été très positive et nous a soudé. Nous avons présenté notre première création STATU en 2018, une performance pour dix interprètes, un an après notre rencontre. On avait déjà un groupe très fort, très soudé, avec lequel on continue de travailler aujourd’hui.
Pourquoi avoir choisi de vous appeler groupe plutôt que compagnie ou collectif ? et à qui ou à quoi fait référence ce prénom SUZANNE ?

Julien Chaudet © SUZANNE
SUZANNE se constitue d’un noyau de trois directeur·rice·s qui prend les décisions. Puis s’y ajoutent des interprètes qui nous rejoignent selon les projets, d’autres qui sont à la technique, des collaborateur·rice·s qui viennent d’un peu partout. Il y a quelque chose de plus intime dans l’idée du groupe, plus que dans celle de collectif ou de compagnie, termes très utilisés en danse et au théâtre.
Nous ne venons d’ailleurs pas d’un endroit typique ou spécifique du théâtre, de la danse ou des arts plastiques. L’idée du groupe permet aussi d’effacer certaines étiquettes qu’on peut coller aux personnes qui en sont issues, et de créer quelque chose qui nous appartient totalement. SUZANNE s’est formée grâce à l’amitié, grâce aux liens qui nous ont rapprochés. Nous sommes un groupe d’ami·e·s, et on ne dit jamais compagnie d’ami·e·s, ni collectif d’ami·e·s. Nous avons des relations amicales très fortes les un·e·s envers les autres. Nous sommes des ami·e·s qui travaillent ensemble.
Quand nous avons commencé à nous retrouver pour des balbutiements de projets, on s’envoyait un compte rendu par mail signé SUZANNE, comme s’il s’agissait d’un membre du groupe. Et lorsqu’on a dû réfléchir à un nom, celui de SUZANNE s’est imposé naturellement. Finalement, le personnage Suzanne était là avant la création du groupe SUZANNE. Quand nous écrivons des mails, à des lieux, à des structures, c’est SUZANNE qui écrit, c’est SUZANNE coordinatrice du groupe SUZANNE. Elle a sa façon d’écrire et c’est devenu une identité assez forte. C’est important pour nous d’avoir ce personnage fictif féminin qui nous représente, qui représente cette somme de personnalités, cette somme d’idées et de visions. Fille ou garçon, chacun·e est une SUZANNE.
La question du genre est importante pour SUZANNE ?
La question du genre est bien sûr une question essentielle pour nous. Dans STATU, notre première performance, cette question a été le premier prisme de notre réflexion. C’est une création pour dix interprètes, et nous avons tenu à ce qu’il y ait une parité entre les hommes et les femmes, mais également dans les gestes que nous avons intégrés à cette performance (se toucher les seins, remettre ses couilles en place, mettre ses boucles d’oreille, etc.). SUZANNE est un groupe queer que nous avons aussi fondé autour de l’amour, de la communication, du dialogue entre les êtres. Avec SUZANNE, nous avons mis en place un espace sûr pour les interprètes, pour tous les membres qui rejoignent le groupe.
C’est aussi un espace de discussion. Lorsque nous créons tous les trois, nous passons des heures, des jours et des semaines à discuter pour concevoir nos pièces. Nous travaillons par échanges successifs d’idées, d’images, de lectures. Il n’y a pas de thème au début. Mais la thématique se resserre et se précise peu à peu. Le mouvement prend du temps à venir. On ne commence jamais par une recherche de mouvement. Nous sommes plutôt du genre à créer une histoire de 42 pages avant de commencer.
Ensuite, lorsque le mouvement est là, on essaie, on valide tous les trois quand les choses nous plaisent et nous conviennent. C’est laborieux, mais c’est aussi excitant parce que ce sont toujours des moments où l’écriture à trois apparaît, une écriture qui se doit d’être convaincante pour chacun·e même si ce n’est pas forcément les endroits où chacun·e serait allé·e individuellement. On essaye toujours de le faire avec énormément de confiance, de bienveillance et d’écoute.
Quelle différence faites-vous entre vos performances et vos créations ? Qu’est-ce qui relie STATU, votre première performance, à TO LIFE votre dernière création ?
La différence tiendrait à l’espace de monstration. Nous ne sommes pas sûr·e·s qu’aujourd’hui, il y a vraiment du sens à faire le distinguo. Il y a une liberté dans la performance et une désobéissance que nous trouvons géniales en termes de format, de proposition, de ce que cela peut permettre de défendre artistiquement et politiquement. Sur scène, il y a évidemment plus de codes, en termes de format, de durée, d’utilisation des espaces et de narration. Il y a un rendez-vous dans le théâtre, dans la boîte noire qui n’est pas celui de la performance. La liberté est différente. C’est là qu’on peut encore justifier la différence entre les deux termes. Mais il y a des performances qui peuvent très bien se montrer sur le plateau.

STATU relève de la performance, parce que c’est une pièce qui n’a pas de durée définitive. Nous la jouons aujourd’hui quatre heures au minimum. Mais il nous est arrivé de la performer durant 24h en continu. Sa durée est complètement variable, avec un processus qui se répète, qui peut être montré dans n’importe quel espace. Avec un nombre d’interprètes variable également. Ce qu’on ne peut pas faire avec TO LIFE qui est une pièce de danse portée sur scène dans un contexte beaucoup plus strict, avec des codes qu’on ne peut pas modifier à volonté.
Pour STATU, il y avait cette volonté de se mettre à l’épreuve d’un système qui soit plus fort que nous. Normalement, l’algorithme (sur lequel est construite la performance, n.d.r.) est censé être un outil infaillible, en tout cas qui calcule des données de manière bien plus rapide que l’homme ne peut le faire lui-même. Se confronter à un algorithme, à cette contrainte, c’est une manière d’interroger notre part de liberté comme individu contre la machine. C’est pour cette raison que la durée de cette performance est importante, car elle introduit de la fatigue et de l’épuisement qui génèrent des erreurs chez les interprètes. Mais au lieu de les cacher, nous les laissons visibles au public.
Nous mettons en place un système très contraignant, et ce qui fait la beauté de la performance n’est pas tant la beauté du geste qu’on fait à l’unisson, que de voir l’un·e d’entre nous craquer par fatigue ou se mettre à rigoler parce qu’il ou elle n’a pas fait le bon geste. Cela permet de se dérober à la contrainte initialement posée et de proposer autre chose au public : voir des individus en situation de performance. STATU questionne le rapport à l’algorithme dont on sait déjà que tout est calculé d’avance. Mais on crée un jeu qui, laissant passer nos erreurs, nous permet de transcender justement cette rigidité.
Dans toutes nos pièces, il y est question d’une structure relativement rigide que le groupe se doit de dépasser et qui interroge notre relation aux contraintes. Par contre, si dans STATU la performance est individuelle, dans TO LIFE, elle est collective, car la contrainte repose alors sur une interdépendance stricte de chacune des partitions des interprètes. Dans nos pièces, la partition nous met toujours à l’épreuve. Ce n’est pas une structure qu’on apprend par cœur. Il y a toujours un endroit où il faut réfléchir beaucoup avant que le mouvement apparaisse.
Quel a été le point de départ et le processus de création de TO LIFE ?
C’est, au départ, un constat sur l’état du monde. On a beaucoup pensé aux migrations de populations, aux personnes qui se déplacent en groupe, en masse, de manière forcée ou non. Nous avions ces images-là en tête. Et nous nous sommes demandé.e.s ce qui permettait de se soutenir dans de telles situations. C’est à partir de ces deux éléments que la pièce s’est construite : la thématique du déplacement et celle des gestes de soutien, d’amour qui arrivent au fur et à mesure pour s’aider à avancer.

Dans un monde très divisé, revendiquer cette thématique de soutien nous a semblé très politique et subversif. Le point de départ est le soutien entre individus d’un groupe qui se déplace dans une marche perpétuelle, dans un déplacement continu. Mais le déplacement peut être aussi volontaire. Ce sont aussi nos déplacements dans la rue pour aller d’un point A à un point B ou ce peut être un acte de résistance pour prendre le pouvoir. Se déplacer, ce n’est pas qu’une fuite. Ce peut être un acte de reprendre corps aussi, à exister ensemble.
Aussi, pour représenter ces différentes strates, pour faire exister ces différentes modalités de déplacement, nous avons situé l’ensemble dans un univers de science-fiction. La science-fiction est un médium qui permet de se projeter dans le futur, d’émettre des hypothèses, des solutions et de critiquer aussi en soi les formes de ce déplacement.
Il y a les multiples références à l’homme qui marche, la marche comme acte fondamental. La marche, c’est ce pas vers l’avant qui empêche de tomber. Ce n’est pas forcément aller vers, c’est aussi cette capacité qu’on a en tant qu’être humain à défier la gravité à chaque pas. Il y a donc cette lourdeur, ce côté très grave dans TO LIFE. C’est, au final, une traversée sans point de départ ni d’arrivée.
On peut y voir comme une fresque humaine, l’évolution d’une société avec les premières interactions entre individus, les soutiens qui apparaissent, le fait d’avancer ensemble, de commencer à créer un vocabulaire de gestes, des rites, des processions jusqu’à arriver à un point de bascule.
Nous nous sommes beaucoup inspirés du cinéma en termes de mise en scène. Tout d’abord un plan séquence fixe dans lequel les individus traversent inlassablement en boucle le plateau, et cet autre axe de caméra qui simule un travelling arrière, avec cette impression que les individus et le groupe avancent vers nous continuellement. Il y a de multiples clins d’œil au cinéma. Les marquages au sol sont une espèce de mapping qui peut faire penser à la création d’univers 3D. Il y a même la dénomination d’endroits dans l’espace qui évidemment ne sont pas connus du public. L’un d’entre eux s’appelle La Zone en hommage à Stalker de Tarkovski.
Nous avons beaucoup pensé à La Horde du Contrevent, un roman de science-fiction de Damasio dans lequel un groupe avance et doit mettre en place des formations dans l’espace pour lutter contre le vent.
Il y a un moment chanté dans TO LIFE. Quel est le sens de cette partie dans le déroulement de la pièce ?
Le chant est très important parce que c’est aussi l’endroit de la parole. De manière globale, nous travaillons beaucoup sur la communication verbale ou non verbale. Dans STATU, c’était une communication culturellement codée et visuelle (les gestes du quotidien, n.d.r.). Dans MERCURES, c’est une énumération en code morse de lettres d’un message qui se répète en boucle pendant toute la pièce.
Dans TO LIFE, la communication est très visuelle, très narrative. Et nous avions envie que dans cette humanité que nous mettons en place, il y ait cette apparition de la parole. Il y a un premier moment où l’un des personnages fredonne seul. Ce chant se transmet à tout le groupe. C’est le seul moment verbal de TO LIFE. Dans cette construction du commun, de la communauté, la parole passe par le chant. C’est un chant, dans une langue inconnue, qui a été inventé par la compositrice Marina Sangrà, un chant qui est là pour indiquer que cet outil existe aussi dans le corps commun.
SUZANNE est déjà en studio pour sa prochaine création. Quelle sera-t-elle ?
Ce sera un trio, ce sera nous trois. Ce sera une autre façon de parler du groupe, mais nous allons travailler sur quelque chose de plus cellulaire, dans le sens physique du terme, du rapport entre trois atomes qui gravitent entre eux. Quels sont les rapports qui influencent ou qui construisent ces trois cellules ensemble dans un espace ? Et comment font-elles cause commune ?
L’idée est de prolonger la thématique de TO LIFE dans le sens de la combativité. Nous avons envie de placer cette création dans un univers où l’on se bat contre une menace. C’est à la fois une histoire entre ces trois entités-là, comment elles font cause commune, et comment elles s’organisent entre elles pour faire face à quelque chose qui serait de l’ordre d’un extérieur oppressif. Ce sera plutôt un vocabulaire chorégraphique lié à la gravité, une chorégraphie de combat. Le titre en est L’HEURE SUZANNE.
Le groupe SUZANNE en interview le 6 novembre 2024.
SUZANNE présentera TO LIFE les 3 et 4 avril à l’Étoile du Nord dans le cadre du festival Immersion Danse.
Lire notre article sur To LIFE.
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