L’œil nu de Maud Blandel, une pièce qui, sous le sceau de la disparition et de l’effondrement, tisse des fils entre phénomènes humains et stellaires.
Explosion, déflagration, implosion, effondrement sont les mots que l’on pourrait retenir de l’œil nu de Maud Blandel. Des mots qui recouvrent une situation que le spectateur ne peut ignorer très longtemps, s’agissant d’un traumatisme personnel de la chorégraphe Maud Blandel énoncé au tout début de la pièce.
Little bang.
Lorsque le public entre en salle, aménagée pour l’occasion dans sa longueur, les six interprètes sont déjà affairés à une partie de pétanque qu’ils poursuivent une fois les spectateurs installés. Activité tout à fait incongrue pour qui vient voir un spectacle de danse. Mais le jeu en lui-même n’a que peu d’intérêt, si ce n’est qu’il introduit déjà de façon métaphorique, avec ces boules disposées au sol, le motif de la constellation de galaxies ou d’étoiles, une image récurrente que la chorégraphe va développer et tordre par la suite.
Un magnétophone Revox à bandes trône en fond de scène et diffuse la bande audio d’un cartoon. Cet objet mythique est aussi le signe d’un temps qui s’est éloigné de nous, comme s’éloignent inexorablement les étoiles du centre qui les a vues naître. Au-dessus, un texte est projeté détaillant en quelques mots les circonstances de la mort du père de la chorégraphe dont on apprend qu’il s’est suicidé de deux balles dans le cœur alors qu’elle regardait un cartoon à la télévision. D’où cette phrase qui vibre de bout en bout de la pièce comme la corde tendue d’un arc : « je n’ai rien vu. J’ai entendu ».
À partir de cette expérience douloureuse, Maud Blandel chorégraphie un premier tableau autour de ce phénomène de la disparition (tant physique que psychique), tisse les fils d’une analogie possible d’un cœur qui explose à l’étoile qui implose, scrutant les mécanismes qui précèdent à de tels effondrements. Ainsi, à partir d’une composition chorégraphique qui prend comme modèle la forme d’une galaxie, avec ses étoiles et autres corps célestes, les six interprètes se mettent en mouvement, tournant les un.es autour des autres et sur eux/elles-mêmes, variant les vitesses, les distances, le point central d’attraction comme pourrait le faire un système d’étoiles interdépendantes les unes des autres.
À la vue de cette constellation chorégraphique, on pense immanquablement à la pièce d’Anne Teresa de Keersmaeker, Vortex Temporum, dans laquelle les interprètes, danseurs et musiciens, organisaient leurs déplacements selon des modalités assez semblables de circularité. Le rapprochement n’est pas indifférent lorsqu’on sait que Maud Blandel souhaitait à l’origine chorégraphier Le Noir de l’étoile, une composition de Gérard Grisey également compositeur de Vortex Temporum. Pour autant, la comparaison s’arrête là. Car de l’œuvre de Griset, comme le dit Maud Blandel, « il ne reste rien ».
Sur le plateau, les interprètes ne proposent pas de formes dansées particulières. Ils/elles restent dans une marche constante. Seul compte le maintien de cette organisation gravitationnelle des un.es avec les autres, se déplaçant d’un bout à l’autre du plateau lorsque le centre s’en voit modifié et excentré, cherchant les points de passages entre eux/elles, quelques fois très proches à se toucher et d’autres fois à des distances plus éloignées. Seul rappel personnel et autobiographique de la chorégraphe : la diffusion de la bande son fantomatique d’un cartoon.
Le big bang de l’œil nu de Maud Blandel.
Mais à mesure que cette bande son devient de plus en plus âpre et rugueuse, le modèle de la constellation s’effrite et se dilue. Les dialogues du cartoon, une dispute entre Bugs Bunny et Daffy Duck, sont passés à la moulinette du sampling qui réinjecte dans une boucle incessante des « kill him now » et des sons de coups de feu. La rythmique s’accélère et des riffs de guitare révèlent un nouveau paysage sonore ou pointe la violence. Les corps s’accordent alors à ce nouvel univers radical. Les postures se raidissent, les marches deviennent martiales suivant des diagonales (exit le cercle). Des équilibres brefs et instables sur un seul pied ne sont pas loin de conduire à la chute. L’effondrement guette. Les bras se lèvent pour mimer des tirs au fusil alors que retentissent de plus belle les coups de feu.
Les interprètes sont soumis à de nouvelles règles d’organisation et de relations dans des face-à-face de duos inédits jusque-là. Les états de suspensions momentanées des interprètes prêts à chuter, leurs gestuelles sèches et répétitives se synchronisent de manière époustouflante à la dramaturgie d’une bande son au caractère halluciné. L’ensemble fait entrer le spectateur dans un univers inquiétant, brutal et anxiogène. L’œil nu de Maud Blandel quitte alors la reconstitution de l’évènement autobiographique pour aller au général et embrasser plus largement le monde. Comme elle le dit par ici : « Ce qui est en jeu dans la pièce c’est la perception de ce qui chute en nous et autour de nous, des conflits intérieurs et extérieurs qui font rage, et de ce qui, un jour, fait que tout s’effondre. » L’œil nu de Maud Blandel nous a touché finalement en plein cœur.
L’œil nu de Maud Blandel vu le 26/11 au Théâtre Populaire de Montreuil avec le Festival d’Automne en partenariat avec le Centre culturel suisse jusqu’au 30/11.
Mise en scène et chorégraphie : Maud Blandel.
Interprètes : Bilal El Had, Karine Dahouindji, Oscar M. Damianaki, Maya Masse, Tilouna Morel, Romane Peytavin.
Création sonore : Flavio Virzì, Denis Rollet, Maud Blandel.
Formée à la danse contemporaine et à la mise en scène, Maud Blandel chorégraphie ses propres pièces depuis 2015 : Touch Down (2015), Lignes de conduite (2018), Diverti Menti (2020).
Visuels © Margaux Vendassi.