Figuring Age de Boglárka Börcsök

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Avec Figuring Age, une création de 2021, Boglárka Börcsök, danseuse et chorégraphe hongroise, et le réalisateur allemand Andreas Bolm, proposent dans un double dispositif performatif-immersif et cinématographique une réflexion sur la transmission, l’histoire de la danse moderne et le grand âge. Figuring Age, présenté dans un découpage en deux temps et deux espaces, se place à la croisée de la danse, de la performance, du film, du document, de la fiction, de l’archive, ce qui en fait sa grande richesse.

Le retour des fantômes.

Figuring Age de Boglárka Börcsök au festival Everybody
Figuring Age de Boglárka Börcsök © Andreas Bolm

Le premier temps est celui de la performance pour laquelle une vingtaine de spectateurs est invitée à pénétrer et à s’installer comme elle le souhaite dans un espace clos, circulaire, cerné de draps, totalement blanc, sol compris. On y découvre un canapé, un petit guéridon sur lequel est posé une bougie. À l’opposé, un lit recouvert d’un drap blanc. Boglárka Börcsök, elle-même vêtue de blanc, est au centre de cet espace immaculé, quasiment spectral ou clinique selon l’interprétation qu’on en fait. Elle s’adresse à chacun avec des gestes précieux et évoque, dans ce qui constitue un prologue, les fantômes qui peuvent venir habiter les corps des vivants*.

Figuring Age, une histoire de la danse moderne en Hongrie.

Si sa voix se modifie et son corps éprouve alors des difficultés à se mouvoir, telle une personne de grand âge, c’est que cette ‘métamorphose’ lui permet d’incarner au plus près trois figures pionnières de la danse moderne en Hongrie qu’ont été Éva E. Kovács, Irén Preisich, Ágnes Roboz, maintenant décédées. Ces trois fantômes prennent à tour de rôle possession de son corps et de sa voix.

Pour figurer chacune d’elle, Boglárka Börcsök occupe une situation différente dans l’espace. Aussi sollicite-t-elle le soutien actif du public pour l’aider à se déplacer ici et là (du canapé au lit pour finir par s’assoupir ou mourir). Dans cette installation immersive, le spectateur est conduit lui-même à se déplacer, invité à changer son point de vue en fonction de la place qu’occupe la performeuse et à interroger sa propre empathie et ses représentations avec l’état de vieillesse.

Dans Figuring Age, Boglárka Börcsök nous parle de femmes qui ont traversé les bouleversements sociaux-politiques du XXᵉ siècle et retrace les difficultés qui les accompagnèrent durant ce que furent leurs vies de femmes (chargées d’être des mères) et de danseuses auxquelles le régime communiste leur interdira de pratiquer la danse moderne déclarée art bourgeois. « Danser, c’est bouger à sa façon » dit-elle et de joindre le geste à la parole. Et l’on pense ici à l’héritage laissé par Marie Wigman.

Boglárka Börcsök donne la parole à ces trois femmes, exhume et nous transmet leurs souvenirs, esquisse les petites danses qu’elles lui ont transmises. La danseuse les avait rencontrées en 2015, les avait filmées chez elles à Budapest, et réalisé avec Andreas Bolm le documentaire The Art of Movement, dont le montage constitue le deuxième volet de l’installation. À la fin de sa performance, Boglárka Börcsök, allongée sur son lit, nous invite à prendre congé d’elle. Nous adressons un dernier regard à la performeuse, les yeux clos.

C’est à regret que nous devons la quitter, conduits dans une arrière-salle totalement sombre où est projeté un montage de The Art of Movement. Nous découvrons ces femmes dans leur intimité, entourées de leurs souvenirs, seules dans leurs appartements. Nous reconnaissons leurs gestes que nous avons vus précédemment dans la performance si incarnée de la danseuse. Ainsi découvrons-nous ces « fantômes » dans leur vraie vie, encore hantée par quelques mouvements de danse.

Au sortir de cette touchante et incroyable performance-installation, nous nous sommes souvenus de la performance de la chorégraphe hongroise Ezster Salamon présentée au Jeu de Paume en 2014, Ezster Salamon 1949, qui partant de rencontres et d’entretiens entremêlait l’archive et la fiction, l’intime et l’Histoire. On ne s’étonnera guère alors d’une forme de parenté entre ces deux performances, Ezster Salamon 1949 et Figuring Age, quand on sait que Boglárka Börcsök a collaboré avec Ezster Salamon sur la série des MONUMENTS.

*basé sur les réflexions de Jacques Derrida sur les fantômes dans le film Ghost Dance de Ken McMullen (1983).

Figuring Age de Boglárka Börcsök, une performance-installation vue le 15 février dans le cadre du festival Everybody au Carreau du Temple.
Concept, direction & production Boglárka Börcsök & Andreas Bolm. Performance Boglárka Börcsök.
Visiter le site de Boglárka Börcsök.