Avec sa dernière création, Delay the Sadness, Sharon Eyal (en co-création avec Gai Behar) atteint ce qui semble être le sommet de son art. Alors que la chorégraphe ne cesse de surprendre par sa capacité de renouvellement, cette pièce s’impose comme sa réussite la plus émouvante.
En novembre, nous avions pu voir The Eyes of the Heart, une version revisitée de Into the Hairy sa précédente création, dansée dans le sous-sol du Palais de Tokyo, point d’orgue de la résidence de la compagnie dans le cadre du projet Symbiosis initié par les commissaires Eva Garino et Hugo Vitranides. Désormais installée en France avec sa structure S-E-D (Sharon Eyal Dance), l’artiste livre avec Delay the Sadness une œuvre d’une nature inédite avec un hommage explicite à sa mère disparue. Si la chorégraphe ne se cache pas d’une forme de porosité entre la vie et la danse, c’est la toute première fois qu’une référence autobiographique apparaît aussi précisément dans une de ses créations. Elle définit d’ailleurs ce projet avec ces mots : « Continuation of life after death. Continuation of sadness and purity. Continuation of mother (…) », entre souvenirs, étouffement et respiration.
Sur un air de valse hypnotique.

La pièce s’ouvre sur la composition en ternaire de Khyaam Haque, Dance with Me, Maximilian (sur laquelle Josef Laimon a ajouté des sons et une mélodie de voix), une valse lourde de mélancolie sur laquelle quatre danseuses et quatre danseurs entrent sur le plateau en file indienne, vêtu·es de justaucorps de couleurs chair marbrés de lignes sur le thorax comme une cicatrice, jonché·es sur demi-pointes et dos cambrés. Immédiatement, la signature de la chorégraphe opère avec cette allure d’insectes magnifiques, ces bras démesurés et ces poignets cassés qui oscillent entre sensualité électrique et inquiétante étrangeté, à la gestuelle ample ou près du corps.
La force de cette danse réside dans sa capacité à habiter les contraires, ce qui en fait une danse particulièrement expressive à nulle autre pareille dans le champ chorégraphique contemporain. Une expressivité magnifiée par les interprètes dans une gestuelle tout en tension toujours extrêmement précise et ciselée jusqu’au bout des doigts. Si l’héritage du Gaga — Sharon Eyal est entrée à la Batsheva à l’âge de 16 ans, danseuse puis chorégraphe et directrice artistique — est évident, elle revendique aussi désormais un forme classique. Dans une interview dans laquelle son interlocuteur, Sir Alistair Spalding, la questionne sur la manière de qualifier sa danse, la chorégraphe répond : « (…) et ce que je fais maintenant, je ne le qualifierai pas de contemporain (…) si je devais tout enlever, ce serait très classique, en fait. »
Pas de deux inédits.

Cette filiation éclate notamment lors de quatre duos magistraux. On y voit des jetés portés inattendus, issus du vocabulaire du ballet, où la technique sert une émotion brute. Pas de deux au proscenium où le danseur soutient sa partenaire qui se désarticule ici jusqu’au cri muet de la douleur, alorsque des silhouettes fantomatiques traversent l’arrière-scène. Ainsi les huit interprètes ne sont plus toutes et tous en permanence sur le plateau, alternant aussi des entrées et sorties par groupe de quatre, de jardin à cour ou par le fond de plateau.
La composition de Josef Laimon, aux boucles sonores hypnotiques, finit par céder la place au Funeral Canticle de John Tavener. Ce final, où les huit interprètes se rejoignent à l’unisson, fait basculer la scène dans une atmosphère quasi religieuse, transformant le deuil en une cérémonie de lumière orchestrée par Alon Cohen.
Delay the Sadness n’est pas seulement une pièce sur le deuil, c’est une œuvre qui sacralise la vie. Sharon Eyal y prouve que son vocabulaire, souvent perçu comme une mécanique de précision un peu froide, est en réalité le réceptacle d’une humanité brûlante. Le titre, Delay the Sadness, devient alors une promesse : la danse ne fait pas disparaître la tristesse, elle la suspend, offrant au spectateur ce bref interstice de pure beauté dans un temps suspendu.
Delay the Sadness de Sharon Eyal vu le 5/12 à La Villette avec le Théâtre de Chaillot.
Chorégraphie : Sharon Eyal.
Co-Creator : Gai Behar.
Interprètes : Darren Devaney, Juan Gil, Alice Godfrey, Johnny McMillan, Keren
Lurie Pardes, Nitzan Ressler, Héloïse Jocqueviel, Gregory Lau.
Musique originale : Josef Laimon.
Musique additionnelle : Khyaam Haque (Dance with Me, Maximilian), John Tavener, (Funeral Canticle).
Lumière : Alon Cohen.
Costumes : Sharon Eyal, Gai Behar in collaboration with Noa Eyal Behar.
A lire également nos articles sur les autres créations de Sharon Eyal : The Brutal journey of the heart, Soul Chain, Jakie.
