A propos de Até Aqui Tudo Bem, une création labelisée Saison France-Brésil.
Nous avons rencontré le chorégraphe Bouba Landrille Tchouda, chorégraphe à la direction de la compagnie Malka, à l’occasion de la présentation de sa création Até Aqui Tudo Bem au Phare CCN le Havre-Normandie. Nous livrons ici ses propos sur son travail au long cours au Brésil et sur cette création avec 7 interprètes brésilien·nes. La rencontre s’est tenue au Phare avant la première présentation publique, le 26 juin 2025.
Bouba Landrille Tchouda : Nous sortons de 15 jours de résidence au Phare. Ici, on a finalisé les costumes, la musique et on a créé la lumière qui elle reste à terminer.
Le titre de la pièce Até aqui tudo bem, veut dire « jusqu’ici tout va bien ». C’est un terme que les brésiliens affectionnent particulièrement, parce que c’est quelque chose qui est inhérent aux favelas, aux quartiers, où les gens se débrouillent pour être en vie le lendemain, pour ne pas sombrer dans la délinquance, pour ne pas aller là où on souhaite les mettre. C’est un terme qui a pris tout son sens, j’allais dire sa pleine puissance, au moment du mandat de Bolsonaro. Il a donné carte blanche aux militaires et aux suprémacistes blancs qui ont alors maltraité les minorités : les personnes noires, les personnes homosexuelles noires. Et les femmes noires, alors c’était pire. Pendant le mandat de Bolsonaro, il y a eu des disparitions étranges au Brésil, dans des quartiers, et à chaque fois ces disparitions concernaient essentiellement les minorités.
Até aqui tudo bem, c’est aussi une manière de dire que nous sommes encore là, nous sommes toujours là aujourd’hui. Mais qu’est-ce qu’on fait au quotidien, qu’est-ce que nous faisons dans notre vie, dans notre engagement pour que certaines choses ne se reproduisent pas ? Até aqui tudo bem, c’est aussi « restons vigilants. Jusqu’ici tout va bien, mais restons sur nos gardes ».
Bouba Landrille Tchouda et le Brésil, une relation au long cours.

Je suis allé au Brésil en 93 pour la première fois pour étudier la capoeira à Baya. Je devais rester un an, j’ai passé trois ans jusqu’à m’installer dans le Nordeste du côté de Saint-Louis de Maragnan (São Luis). Et depuis, je développe des projets avec le Brésil, avec des gamins, des enfants issus de la rue. Je tente d’utiliser la danse comme un outil de réinsertion sociale, quelque chose qui permet de travailler l’estime de soi. J’ai mené plusieurs projets importants au Brésil, à Baya, à Rio, notamment à Saint-Louis, des projets qui mettaient en avant le corps comme un endroit des possibles.
J’ai monté un projet appelé Zone Blanca, qui veut dire Zone Blanche. L’idée était de tenter de re-sociabiliser les gamins issus de la rue juste avant que les trafiquants de drogue les récupèrent. Parce qu’il y en a beaucoup, dans les favelas, il y a beaucoup de gamins dans la rue qui n’ont plus les parents, dont les parents sont, eux aussi, soit en prison, soit ont disparu dans des histoires de drogue. Et donc ce projet tendait à utiliser la danse pour redonner du courage, pour redonner une certaine motivation.
Dans Até aqui tudo bem, il y a un peu de tout ça. Il y a vraiment cette chose-là que je ne ressens qu’au Brésil, cette idée que la vie est une lutte, une lutte de tous les jours. Quand on dit aux Brésiliens, ceux de la rue, « tiens dans 15 jours, je vais voyager en France », les plus anciens vous disent : « attends de voir si demain matin tu vas te réveiller. Attends de voir si demain, après-demain, tu aurais toujours de quoi te projeter, être ailleurs. »
Sur ce projet, Sylvia Soter, dramaturge de Lia Rodrigues, m’accompagne. J’ai croisé Lia à plusieurs reprises. Je connais très bien Bruno Beltrão qui a suivi mes cours à Niterói. La plupart des danseurs de Até aqui tudo bem ont travaillé avec Bruno Beltrão ou avec Lia Rodrigues. Aline a dansé dans la compagnie Membros de Paulo Azevedo, une compagnie importante au Brésil en danse hip-hop. J’ai déjà travaillé avec elle en 2016. Tous les danseurs et danseuses sont du Brésil.
Le Brésil est un pays multiculturel, multiracial, ce métissage, on le voit un peu partout, dans la manière de s’habiller des brésiliens, dans leur manière de parler le portugais. Le brésilien, c’est déjà un peu un créole. Ce n’est pas vraiment le portugais du Portugal. C’est le seul pays qui a transformé son portugais, tous les autres, que ce soit le Mozambique, l’Angola, le Cap-Vert, parlent le portugais du Portugal. Pour les portugais, les Brésiliens sont des rebelles.
Il y a près de 30 ans aujourd’hui, j’ai senti au Brésil un mouvement hip-hop à fleurs de peau. J’ai senti quelque chose comme : « si je ne danse pas, je meurs ». C’est une urgence, c’est quelque chose qui était dans la danse hip-hop au début. Lorsque j’ai commencé à danser en 85, on ne dansait pas pour devenir danseur, on dansait pour exister, on dansait pour être des gens biens, on dansait pour être ensemble, pour s’encourager, pour se prêter main forte. On ne dansait pas pour devenir professionnel, pour faire une carrière.
Au Brésil, j’ai ressenti cette chose-là, j’avais l’impression qu’ils jouaient leur vie, qu’il y avait quelque chose de charnel et de viscéral dans leur danse, dans leur break. Et il se trouve que dans l’équipe que j’ai réunie là, ils sont tous danseur hip-hop, mais pas uniquement. Aline qui vient de Recif est maître frevo. Le frevo c’est une technique de danse dans le Nordeste du Brésil (une danse de carnaval avec des parapluies).
J’aime être à cet endroit dans ce que je fais avec les danseurs. Il y a des puristes, mais même les puristes du break sont des danseurs dont les parents les ont amenés dans des Roda de Samba. Un breaker brésilien ne ressemble pas à un breaker français. À l’endroit où le breaker allemand ressemble au breaker français, le breaker brésilien est brésilien, d’abord. Et cela se voit dans le break, dans la danse, dans ce que les brésiliens nomment « alegria », une forme de joie dans la danse. Je trouve que c’est au Brésil que cette chose-là est la plus forte.
Une écriture en prise avec la réalité du Brésil.
J’ai fait ce que je fais dans toutes mes pièces, c’est-à-dire que je pars des danseurs, des interprètes. Bien sûr, il y a ce que j’ai envie de raconter, mais c’est aussi en dialogue avec eux. J’ai écrit cette pièce avec eux, parce que j’ai travaillé avec ce qu’ils sont. Ils ne sont pas que des breakers, certains sont très attachés à la question afro-descendante par exemple. Et c’est une question qui revient politiquement de manière puissante, comme jamais au Brésil, depuis Bolsonaro. Lula a galvanisé tous ceux qui se rappellent l’histoire ancienne du Brésil, de l’Afrique. D’autres sont plus amérindiens, ceux dont les parents ont les cheveux longs comme ceux des indiens.
Les brésiliens aiment à dire qu’ils sont un seul peuple, mais ils n’ont en commun que le passeport. Quand on va au sud du brésil, les gens sont blonds platines, les yeux bleus, puis plus on monte, plus la peau devient foncée. Rio, c’est la ligne médiane, comme je dis, il y a de tout à Rio. Puis au-dessus de Rio, les gens seront de plus en plus foncés. Et à Bahia, les gens sont noirs comme au Sénégal. Cela relève de l’histoire négrière, car c’est au nord qu’arrivaient les bateaux des esclaves.
Até aqui tudo bem, signifie aussi « on est ensemble », et ça, c’est déjà puissant. Inventons, continuons à créer, continuons à peut-être nous frotter les uns aux autres. Ce n’est pas simple d’avancer ensemble, mais faisons notre maximum pour le faire. Ce qui m’intéresse, c’est de rendre compte de ça, et d’observer la poésie et la grâce qui peuvent émerger des difficultés du quotidien.
Rencontre avec Bouba Landrille Tchouda le 26 juin 2025 au Phare CCN Le Havre Normandie à l’occasion de la présentation de la création Até aqui tudo bem (lire article).