Weathering de Faye Driscoll

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Avec la performance Weathering, Faye Driscoll met à nu ses interprètes dans un slow motion chaotique qui interroge notre rapport au monde.

Faye Driscoll est une chorégraphe américaine dont c’est la 3ᵉ venue en France, à l’invitation du Festival d’Automne. Après une série intitulée Thank You For Coming : Attendance en 2015 et SPACE en 2023, la création Weathering, dont le titre peut se traduire par érosion, désagrégation, désintégration, est une pièce qu’on peut lire comme la métaphore de notre fragilité individuelle à résister à une mutation accélérée du monde à grande échelle qui semble programmée.

Weathering, un monde en réduction sur une plateforme de 4 m².

Au centre du plateau du studio 400 du 104, transformé pour l’occasion afin d’accueillir le public dans un dispositif quadrifrontal, une large plateforme blanche de forme carrée est installée sous une lumière crue. Au-dessus pendent des micros.

Un chant se fait entendre tout d’abord au loin. Les douze interprètes entrent un par un sur le plateau, grimpent sur cette plateforme, fixent un horizon lointain, puis en repartent tout en poursuivant leur propre partition chantée. Ainsi se présentent-ils/elles au public, vêtu·es simplement comme ils/elles le sont peut-être chaque jour dans leur vie personnelle.

weathering de faye driscoll
Weathering, Faye Driscoll © Maria Baranova, Courtesy New York Live Arts

Après cette succession de présentations, ils et elles se regroupent au complet sur cet espace, un peu serré·es presque à se toucher. Les poses se figent alors en une sculpture vivante, quasiment immobile. On imagine des mannequins placés dans la vitrine d’un grand magasin. Nous, spectateurs, percevons évidemment les légers tressaillements musculaires pour tenir des poses qu’on imagine inconfortables sur un temps long au bout duquel deux assistants entrent sur le plateau, s’arc-boutent sur la plateforme pour lui imprimer un mouvement de rotation circulaire, puis disparaissent. On découvre ainsi les corps qu’on ne voyait pas jusque-là. On perçoit peu à peu les changements dans les poses. Des interactions entre les interprètes se construisent dans un morphing continu. Un bras s’avance vers une épaule, une main prend appui sur un dos imperceptiblement, etc.

Un morphing à grande vitesse.

Les assistants reviennent sur le plateau pour imprimer de nouvelles rotations à cette plateforme. Puis en continu, et dans une accélération constante. Si la plateforme tourne de plus en plus rapidement, le slow motion sur celle-ci reste la règle pour les interprètes, malgré la vitesse qu’ils et elles subissent. Les corps, dans un morphing saisissant, s’agrippent, se soutiennent et/ou se séparent. Et bon an mal an, se dénudent peu à peu dans un chaos entropique.

La représentation du tableau de Géricault, le Radeau de la Méduse, s’impose (trop) évidemment au spectateur. La chorégraphe affirme pourtant que ce n’est pas la référence principale de son travail. En effet Weathering cherche à convoquer d’autres sens que celui de la vue du spectateur : des pulvérisations d’eau odorante sont vaporisées sur le public et sur les interprètes qui eux-mêmes s’enduisent de gel, écrasent des feuilles d’eucalyptus, goûtent une orange, font jaillir de petites poches de talc, etc. Des râles amplifiés par les micros placés au-dessus de la plateforme envahissent l’espace sonore. C’est une autre porte d’entrée de la pièce : proposer aussi au spectateur une expérience multisensorielle.

Imminence de la catastrophe.

De sa pièce, la chorégraphe dit : « Ce qui m’a touchée en me lançant plus particulièrement dans ce travail, c’est la manière que nous avons d’être si proches de la catastrophe tout en maintenant nos vies à flot au quotidien. »

La performance se termine dans un chaos inextricable. Les interprètes se retrouvent dispersé·es par la vitesse gravitationnelle de la plateforme dont les rotations semblent devenir incontrôlables. Certain·es, dans un effort vain à en reprendre possession, se retrouvent sur les genoux des spectateurs du premier rang. Un temps suspendu avant que les applaudissements ne saluent une prestation hors norme.

Weathering de Faye Driscoll, une performance qui juxtapose deux temporalités et souligne notre discordance cognitive, met en lumière notre condition contemporaine : celle d’une existence individuelle tentant de maintenir un semblant de normalité (« maintenir nos vies à flot au quotidien ») alors même que le monde autour de nous — symbolisé ici par l’accélération vertigineuse de la plateforme — s’emballe vers sa désintégration. Weathering avec un dispositif gagné peu à peu par la désorganisation et le chaos vient souligner notre fragilité individuelle et collective face à une mutation accélérée du monde.

Toutes les citations sont de Fraye Driscoll, dans les propos recueillis par Léa Poiré pour le festival d’Automne, mars 2025.

Weathering de Faye Driscoll vu au 104 le 15/11 avec le Festival d’Automne.

conception et chorégraphie : Faye Driscoll
Interprètes : James Barrett, Kara Brody, Miguel Alejandro Castille, Amy Gernux, Maya LaLiberté, Mykel Marai Nairne, Jennifer Nugent, Cory Seals, Carlo Antonio Villanueva, Jo Warren, David Guzman, Marie Lloyd Paspe.
scénographie : Jake Margolin et Nick Vaughan.
lumière : Amanda K. Ringger.
musique et son : Sophia Brous.
design sonore et son en direct : Ryan Gamblin.
composition, enregistrements sur le terrain, conception sonore : Guillaume Soula costumes : Karen Boyer.
dramaturgie : Dages Juvelier Keates.
assistante à la chorégraphie : Amy Gernux.
coordinateur d’intimité : Yehuda Duenyas.
technique et éclairage : Connor Sale.
accessoiriste : Emily Vizina.
diffusion : Damien Valette.